top of page

Les catastrophes, une opportunité ?

Du bon usage des catastrophes urbaines


Article publié dans la revue « Futuribles », numéro 382 en février 2012 avec la collaboration de Christian Oudin, conseiller du Sénat et Pierre-Emmanuel Bécherand, secrétaire général d’ « Urbanistes du Monde », sur la base d’un premier texte des auteurs sous le titre « Eloge (ambigu ) des catastrophes urbaines » inclus dans un ouvrage (3 tomes) publié par le Sénat et consacré à la prospective des villes (« Villes du futur, futur des villes »), à l’initiative du sénateur du Loiret Jean-Pierre Sueur (juin 2011). Révisé et complété en 2017.



Tous les journaux télévisés et les quotidiens du monde entier ouvrent leur "une", chaque jour, sur une ou plusieurs catastrophes: guerres, inondations, tsunamis, tremblements de terre, explosions, épidémies, sécheresses, tsunamis, tornades et accidents de toute sorte aux conséquences parfois planétaires. Georges Simenon dans « Maigret s’amuse » dit très justement : « Les moralistes (…) prétendent que c’est un goût malsain, voire un instinct pervers, qui pousse les lecteurs à se jeter sur les récits des crimes et des catastrophes ». Vraiment ? D'où vient cette curiosité, « malsaine », cette fascination, cette passion morbides pour des évènements dramatiques qui bouleversent l'actualité le plus souvent ordinaire des gens ordinaires? N'est-ce que de « l'information », à laquelle les citoyens ont « droit » et qui de plus les intéressent vraiment, même s’ils ne les concernent guère ? Et quelles influences profondes a sur les esprits et la conception du monde cette mise à nu et en image des catastrophes présentées et répétées quotidiennement (pour le plus grand profit des publicitaires !) ? Le monde est-il réellement en péril, le mal si commun, la haine si répandue, la guerre si familière, les destructions, attentats, inondations, séismes et explosions si banales ? Faut-il baisser les bras quand on constate que chaque année dans le monde on constate en moyenne le déclenchement de 400 « catastrophes naturelles » (source : Croix-Rouge française) ? Faut-il croire Edgar Morin, ordinairement plus tempéré, quand il affirme que « nous avançons comme des somnambules vers la catastrophe » (« Terra nova », novembre 2011) ? Ces catastrophes, qui touchent essentiellement les villes, vont-elles se multiplier, en fréquence comme en ampleur ? Et va-t-on vers une apocalypse planétaire, ce que Jacques Attali appelle un "hyper conflit"? En a-t-on bientôt fini avec la Terre?


Il reste que les "catastrophes" les plus récentes de Fukushima, Mogadiscio, Misrata, Bangkok et autres lieux fascinent l'opinion et pour cette raison n’ intéressent pas seulement les lecteurs /téléspectateurs mais aussi les "prospectivistes" du monde entier, craignant qu'elles ne façonnent notre avenir, parce que la liste s’allonge chaque jour et se renouvelle constamment, donnant ainsi « de la copie » aux journalistes et des acheteurs aux kiosquiers ? Pas seulement : la catastrophe fait peur, nous passionne même, mais aussi nous interroge parce qu’elle peut se reproduire et changer – ou même interrompre ? - le cours de l’histoire. Donc elle nous concerne parce qu’elle nous émeut et nous interroge sur notre propre avenir. Et moi, et nous dans tout ça ? Et pourquoi?


Faut-il craindre les catastrophes ?


La question qui se pose aux curieux de l’avenir – donc aux lecteurs de « Futuribles » - est la suivante : ces catastrophes à répétition, qui interviennent surtout dans les villes que l’on dit maintenant du Sud (les plus nombreuses), là où va se concentrent l’essentiel de la croissance urbaine dans les années qui viennent, vont-elles se multiplier ? Et d’abord ces villes sont-elles particulièrement fragiles ? Certains prophètes de malheur prédisent qu’elles vont disparaître, du fait de cataclysmes naturels, industriels et climatiques, de guerres civiles, bactériologiques ou chimiques, d’épidémies ou de pandémies imprévisibles, d’asphyxie circulatoire définitive, de tremblements de terre ou tsunamis dévastateurs, sans compter la menace qui pèsent sur toutes les villes côtières qui vont être bientôt englouties par la mer, Bangkok inclus. Bref, à croire de multiples devins, augures, gourous et même quelques scientifiques patentés, nous sommes condamnés, si nous voulons survivre, à fuir les villes - faute de pouvoir les déplacer -, si ce n’est à les détruire - avant qu’il ne soit trop tard - car elles sont le lieu et la cause même de la destruction du monde. Autrement dit : fuyons, comme dans « Ravage », de l’écrivain de science-fiction René Barjavel. La guerre des villes est déclarée ! Elles ne seront bientôt comme Bagdad, Kaboul, Abidjan, Lagos, Alep et Misrata ces derniers mois que chaos, violence et terreur quotidienne. Faut-il avoir peur des villes ?


Le paradoxe vient de ce que les plus grandes villes du Sud, mises à part celles qui sont au cœur de pays en guerre (ce qui est immémorial et, hélas, tragique pour leurs habitants), ne se sont jamais si bien portées ! Elles croissent et se multiplient sur toute la surface du globe et rassembleront bientôt les deux tiers de l’humanité. Dans le même temps les métropoles des pays dit « développés » rétrécissent lentement! Au point que certains plaident même, concernant les villes des pays développés, pour des circulations « douces » et une croissance « durable », « verte », sobre en tout cas, voir « lente », si ce n’est – très sérieusement - pour une « décroissance » ( cf l le plaidoyer de Jean Haëtjens en faveur de « La ville frugale » - FYP Editions). D’autres croient à l’avenir d’une « agriculture urbaine », arguant du fait qu’une ville en déshérence comme Detroit (USA) dispose de plus de 1000 « jardins urbains » et que l’ « agriculture verticale » va révolutionner l’économie agricole des pays développés. L'avenir serait dans les "villes vertes" et les "fermes urbaines".


Au Sud de la planète au contraire de nouvelles agglomérations géantes sont en chantier : les Chinois prévoient allégrement de construire 10 villes nouvelles de plus de 10 millions d’habitants, et les Indiens 300 à 400 « villes nouvelles » dans les 40 prochaines années (source : Futuribles, numéro 378, octobre 2011). Les pays du Sud compteront 26 villes de plus de 10 millions d’habitants en 2025, dont 22 dans les pays émergents ( source : Futuribles numéro 379 de novembre 2011). Tokyo, Sao Paulo, Mexico, Shanghai , Chongking et Mumbai (ex -Bombay) vont atteindre, ou pour Tokyo dépasser, les 30 millions d’habitants prochainement. Faut-il accompagner ce mouvement d’urbanisation qui paraît irrépressible dans les pays du Sud et donc considérer les catastrophes comme nécessaires voire indispensables, pour contraindre leur croissance les guerres, révoltes, famines et épidémies servant en quelque sorte de régulateurs démographiques ? En tout cas la question peut se poser pour certains pays ou villes menacés à terme dans leur existence même, dont toutes les grandes villes côtières, faute de pouvoir les déplacer.


Qu’est ce qu’une catastrophe ?


D'après le petit Robert une "catastrophe" est un "malheur effroyable et brutal (cf. bouleversement, calamité, cataclysme, désastre, drame)". Il s'agit donc d'un événement aux conséquences funestes qui survient à un moment inattendu, sans préalable, et dont les conséquences sont parfois dramatiques par leurs effets. Comme peu de gens s'intéressent aux catastrophes surgies à la campagne, les terroristes, les policiers et gendarmes, les hommes politiques, les militaires, les météorologues, les ingénieurs et les journalistes préfèrent celles qui concernent les villes parce que les auditeurs/lecteurs/ téléspectateurs et victimes éventuelles y sont concentrés. De plus le malheur urbain est plus imprévisible, effroyable, destructeur et surtout plus spectaculaire (la dynamique du « château de cartes ») que les catastrophes en milieu rural qui n’intéressent que les agriculteurs, qui bientôt ne représenteront qu’une clientèle marginale pour les grands médias. Et surtout une catastrophe urbaine est toujours particulièrement aisée à filmer et photographier, remplie de cris, sirènes, flammes, pillages, incendies (volontaires ou pas) et vols de "Canadair" crachant des tonnes d'eau" ou de courageux sauveteurs (en uniforme), voire de vieillards et d'enfants innocents et menacés. Bref la « catastrophe » fait vendre, car elle est, en soi, un spectacle pour tous les médias. Il n’y a pour preuve de ce fait que l’overdose télévisuel, 10 ans après l’événement, que procura l’anniversaire des attentats du 11 septembre 2001 il y a quelque semaines.


Car la "catastrophe" a cet immense mérite qu’elle est d’autant plus impressionnante qu’elle est non seulement imprévisible mais que c’est en soi un spectacle particulièrement aisée à mettre en image dans les magazines et à la télévision. C’est le « sujet » idéal à « mettre en boîte » à faible coût et à passer en boucle : il suffit d’un reporter d’image sur place, au sol ou mieux d’un hélicoptère, équipé d’une caméra ou d’un appareil photo, voire d’un téléphone portable, et d’un commentaire bref en studio . De plus la "catastrophe" est facile à mettre en scène : carte de localisation, violence des effets visuels et du danger, magie du feu et terreur des explosions, sirène des pompiers et des ambulances, interview du président, du maire et d’une victime . Les attentats du 11 septembre 2001 ont servi en cette matière de banc d’essai réussi … et les reporters d’image enragent au contraire de ne pouvoir filmer les combats de Lattaquié, Mogadiscio, Homs ou Misrata. On sait dans ce domaine à quel point les séquences répétées à la télévision de la guerre menée par les « boys » ont eu un effet puissant sur l’opinion américaine concernant la guerre du Vietnam.


Comment "nommer" ce malheur, le gérer (avant, pendant et après), éventuellement s’en prémunir ou l’éviter, et si possible lui donner un sens plutôt que le nier ? Et puisque ces catastrophes, comme le répètent – et le prouvent - les scientifiques, vont se multiplier et devenir de plus en plus dangereuses (voire sont, pour certaines et par nature, totalement imprévisibles), le monde des villes est-il en train de périr du fait de catastrophes répétées de plus en plus intenses, violentes et de grande ampleur, voire s’accumuler par effet de domino (voir Fukushima) sans contre-offensives possibles, avec des conséquences lourdes et pérennes sur la vie et la santé des populations concernées?


Essayons de répondre à cette question en la retournant: si ces catastrophes sont inévitables, puisqu’elles ont toujours existées et vont se poursuivre – si ce n’est s’aggraver et se multiplier -, peut-on considérer chaque catastrophe non comme une menace mais comme une opportunité, et faire ainsi d’un drame inévitable un projet, une occasion de rebonds, de création, de renouvellement? Peut-on transformer le mal en bien, faire du neuf avec du vieux et de la catastrophe un levier pour l'action ? Et selon quels scénarios ? Y a-t-il une prospective des catastrophes urbaines ? Après tout Lisbonne (1755), Tokyo (1923, 100000 morts), Varsovie (1939), Hiroshima et Nagazaki (I945), Agadir (1960), Skopjie (1963) et Kobe (1995, 6000 morts) ont bien été reconstruites, et Fukushima (11 mars 2011) le sera peut-être aussi un jour ! Faut-il craindre les catastrophes et seulement chercher à s’en prémunir ? Et à partir du moment où elles risquent d’advenir et même de se multiplier n’est-il pas de notre intérêt ( et de celui de l'ONG "Architectes de l'urgence") de s’en servir comme d’un levier (une chance ?), à partir du moment où elles sont inévitables ? Peut-on parler dans ce cas, selon l’économiste austro-américain Joseph Schumpeter (1883-1950), d’un processus de « destruction créatrice » ?



Typologie des catastrophes


Une catastrophe urbaine peut être:

- naturelle : glissement de terrain, séisme, inondation,incendie, tsunami, orage de grêle, tornade, tempête, avalanche, invasion de crickets, sécheresse, érosion des côtes, vents de sable... etc.

- industrielle : explosion ou pollution chimique (Inde, Toulouse, Hongrie), destruction d'une plate-forme pétrolière (BP), destruction d’une centrale nucléaire (Tchernobyl, Fukushima) ...etc.

- technique : rupture d'un barrage, crash d'un avion, incendie de forêt, effondrement minier, pollution marine, destruction d’une tribune etc.

- militaire :invasion et mise à sac, guerre civile, explosion, bombardement, pillage... etc.

- ethnique, religieuse ou sociale : révolte de la faim, attentat terroriste, manifestation violente, incendie criminelle, « crimes contre l’humanité » ...etc.

- sanitaire ou agricole : peste, « vache folle », grippe aviaire, épidémie etc.

- politique : révolte et révolution, assassinat du « leader », « scandales », manifestation de rue etc.


On fera une place à part, dans cette longue liste, sur les risques sanitaire, militaire et politique qui sont peut-être les moins prévisibles (cf le virus H1N1, la diffusion nucléaire et les « révolutions arabes »), les plus difficiles à gérer et les plus dévastateurs par leur ampleur. Détruire une ville est un drame, mais mettre en péril l’espèce humaine est un risque d’une autre nature. Rome, Carthage et même Lisbonne (en 1755, ce qui ému Voltaire) ont bien été détruites , mais furent reconstruites. Par contre les hommes ont peu de moyens pour lutter contre les risques sanitaires et surtout ont maintenant les capacités de l’apocalypse immédiate de la Terre et d’eux-mêmes (voir sur ce point le livre de Jacques Attali : « Economie de l’apocalypse »), ce qui est un autre problème.


Parfois même les sources de conflits peuvent se multiplier et s’accumuler au même endroit. Exemple : la catastrophe de Fukushima fut issue d'un tsunami et d’un séisme qui ont déclenché un accident nucléaire. La catastrophe peut être ponctuelle (cf. les attentats terroristes de New-York, Paris, Madrid et Londres), de longue durée (l'ouragan Katrina aux Etats-Unis) ou sans limite bien identifiée dans le temps ("révolution" politique), voire progressive et impossible à maîtriser (dérèglement climatique, fonte des glaciers, hausse du niveau de la mer). Elle peut même devenir un phénomène planétaire (accroissement des pollutions marines, déforestation et désertification, accélération des migrations internationales) aux conséquences irréversibles sur les villes concernées.


Surtout, les catastrophes nous montrent à quel point la ville est un organisme complexe et fragile qui articule toute une série d’échelles, de la plus locale à la plus globale. Dans ou à l’extérieur de la ville concernée et dans son environnement immédiat, au-dessous et au-dessus de la ville, à côté et au loin, immédiatement et à terme, la catastrophe nous donne à voir une géographie urbaine interconnectée à des écosystèmes de taille et de nature variables. La catastrophe urbaine pourrait devenir en quelque sorte le laboratoire des effets en chaîne et des risques systémiques des espaces fragiles. Elle fait ainsi l’éloge paradoxal d’un monde à inventer : un monde complexe, fragile et vulnérable dont les grandes villes seraient les « nouveaux prophètes », les « avant-gardes », les symboles (fragiles) d’une organisation nouvelle du territoire, intégrant de nouveaux risques systémiques.


Pathologie des catastrophes


Pour les responsables des villes touchées par les catastrophes, quelles qu'en soient la cause, l'ampleur, la durée, l'étendue et les conséquences immédiates ou futures, plusieurs stratégies peuvent être engagées et poursuivies par les responsables publics :


- essayer, autant que faire se peut, de prévenir les catastrophes (si elles sont prévisibles scientifiquement, socialement ou politiquement) et par conséquence en connaître les causes, la date, la dimension et l'impact. Les autorités concernées devraient donc a minima appliquer le principe de précaution qui s’ impose afin d'éviter de prendre inconsidérément des risques. On peut ainsi penser que le gouvernement japonais a eu grand tort d'autoriser la réalisation de la centrale nucléaire de Fukushima en zone urbaine sans précautions suffisantes, sur un site sismique et en bord de mer, et que le gouvernement français a pris quelques risques en autorisant la construction de la centrale nucléaire de Nogent-sur-Seine (où l’on peut pénétrer sans difficulté) à 90 kilomètres en amont de la capitale ( cf le chapitre sur ce site dans notre livre de prospective "Zanzibar. Histoires pour après-demain", réédité chez L'Harmattan, en 2016, p. 137)


- éviter, dans la mesure du possible, le déclenchement de la catastrophe en s’y opposant physiquement ( les écluses de Venise ou les sacs de sable pour renforcer les digues à Bangkok et ailleurs) ou préventivement par la menace (dissuasion nucléaire) ou même la diplomatie ( la destruction programmée de Paris sur l'ordre de Hitler en 1944)


- cacher, nier ou rendre invisible (ou inévitable) le risque , en détournant l’attention de l’opinion sur d’autres risques plus graves, ou en ne faisant pas figurer le problème sur l’agenda politique. La science politique parle ainsi de blame avoidance (l’évitement du blâme) pour nommer cette stratégie qui conduit certains responsables publics à cacher le problème, pour ne pas avoir à le régler et/ou ne pas vouloir (ou pouvoir) l’affronter voire le différer. Dans ce cas, si le risque n’est pas montré, exposé, analysé, prévu, combattu, c’est d’une certaine façon … comme s’il n’existait pas. Par cet artifice se fabrique la catastrophe par excellence : la catastrophe « surnaturelle », celle que l’on ne pouvait « absolument pas prévoir » , celle qui défiait tout pronostic , celle qui déresponsabilise ou absout le responsable politique, en occultant ou minimisant volontairement la "catastrophe", en accusant "Dieu", une " malédiction" ou quelque "prophète de malheur". Ainsi en est-il souvent de la catastrophe nucléaire ou climatique, parfois occultée (Tchernobyl) ou niée (Fukushima) dans ses effets à court ou moyen terme. Le détournement ou même le déclenchement volontaire d’une « catastrophe annoncée » peut être aussi paradoxalement présenté à l'opinion comme une « victoire » (opération militaire) , une histoire racontée « comme dans un film » (storytelling ) . Ainsi pour la guerre du Golfe, l’attaque de Bagdad ou la « bataille » de Tripoli. Le pouvoir peut aussi réussir à convaincre l’opinion qu’il n’est que la victime d’une catastrophe imprévisible et exceptionnelle (Biafra), dont il est lui-même la première victime expiatoire et impuissante, prélude à un cataclysme majeur vécu comme une catharsis (« purgation des passions » selon Aristote)


- gérer au mieux la survenance et les effets de la catastrophe avec les moyens de la collectivité concernée, complétés par les ONG, la Croix-Rouge et l'aide internationale. On a vu que dans les cas de La Nouvelle-Orléans (Etats-Unis) et de Port-au-Prince (Haïti) l'organisation des secours fut gravement déficiente. Par contre, dans les grandes villes des pays européens (attentats de Paris, Londres et Madrid par exemple), l'efficacité et la rapidité des services de sécurité ont été saluées unanimement. Malheur aux pays pauvres, vive les préfets et merci les ONG ! En mai 1968, alors que le pays tout entier était au bord de la "révolution", le gouvernement inexistant et le chef de l'Etat à l'étranger, le seul qui a "tenu" fut le préfet de police Maurice Grimaud.


- assurer la remise en état ou la reconstruction dans la phase post-catastrophe. C'est toujours le cas, avec le plus souvent d’énormes retards dus aux expertises nécessaires exigées par les autorités judiciaires et les assureurs pour établir les responsabilités des uns et des autres. Ainsi en fut-il lors de la tempête survenue en Vendée. Dans tous les cas il s'agit d’abord de détruire, nettoyer, réaménager et parfois reconstruire. Le plus difficile et le plus coûteux, après les premières mesures d’urgence, est de nettoyer les décombres de la catastrophe : 75 millions de mètres cubes pour les dégâts de l’ouragan Katrina aux USA en 2005 , 14 millions de tonnes de gravats après le tremblement de terre de Kobé au Japon, et 25 millions de tonnes de déchets après le désastre du 11 mars 2011 à Fukushima ( source : Le Monde ). La vie continue, des mesures provisoires sont mises en place et certains sont actifs, voir efficaces, dans ces périodes de restauration. Des entreprises, collectivités et propriétaires en sont même parfois les bénéficiaires directs et en tirent quelques profits, que certains trouveront ambigus, voire immoraux, si ce n’est scandaleux (ex la reconstruction de Beyrouth réalisé par l’entreprise de Rafic Hariri, à l’époque Premier Ministre). Et les propriétaires des tours du World Trade Center de Manhattan à New York trouveront probablement à leur reconstruction, dix ans après, quelque intérêt financier. Les catastrophes causent ainsi, plusieurs années plus tard, des drames irréparables mais peuvent faire en même temps quelques heureux, en particulier pour les entreprises du BTP et d’ingénierie urbaine, dont la France est un des pays au monde le mieux doté. Il s'agit donc bien de « destruction créatrice », qui fait la fortune (ambigu ?) des entreprises de « reconstruction » post-catastrophe . Certains vont même plus loin, accusant les incendiaires et entreprises de démolition de déclencher des catastrophes urbaines volontaires, ne serait-ce que pour pouvoir encaisser les sommes versées par les assureurs (cas des incendies de voitures en banlieue) et trouver dans les marchés de travaux post-catastrophes de nouvelles sources de profit, en tout cas de chiffres d’affaires importants.


« Du bon usage des catastrophes »( Régis Debray)


L'histoire est nourrie - réalité , légende ou récit - de la description de villes entières qui furent soit abandonnées (Babel, Sodome et Gomorrhe, Babylone, Alcantâra, Milet) soit/et détruites ou incendiées (Jérusalem, Rome, Alexandrie). Plus près de nous ce fut le cas pour Istanbul en 1509, Lisbonne en 1755 puis plus tard Hiroshima et Nagasaki, Dresde, Rouen, Le Havre, etc. à la fin de la Seconde Guerre mondiale, puis à l'époque moderne, en raison de tremblements de terre, des villes d' Agadir, Skopje, Osaka, puis demain d'autres encore. Détruire volontairement une ville ou son coeur deviendra bientôt une étude de cas classique des écoles d' état-major et déloger un tyran de son "bunker", afin de pouvoir le juger, sans "dommage collatéraux" et sans troupes au sol, deviendra un exercice banal de technologie militaire sophistiquée, comme ce fut le cas récemment à Abidjan , Syrte et Abbottabad au Pakistan. Même les intellectuels s’intéressent maintenant aux catastrophes : pour preuve le petit livre bref et désenchanté de Régis Debray, intitulé (ironiquement ?) : « Du bon usage des catastrophes » (Gallimard, mai 2011) qui a succédé à « Pour un catastrophisme éclairé » (Points, Seuil, avril 2004) de Jean-Pierre Dupuy, qui sous-titre quant à lui (comme une menace ?) « Quand l’impossible est certain ».


Prospective des catastrophes


Que conclure de ces "catastrophes" involontaires, évitées, provoquées ou subies par les villes de notre temps et qu'en penser pour celles du futur ?


Relevons d'abord les dangers d'une fascination, très répandue dans l'opinion, pour les "catastrophes" et, comme le dit Pascal Bruckner (Le Monde du 2 mai 2011), d'une sorte de « séduction du désastre » et de « poétique des ruines » que diffusent reportages, romans, films et bandes dessinées contemporaines. L'apocalypse – c’est à dire la catastrophe atteignant le principe vital lui-même – fascine et fait vendre. La crainte des « moyens de destruction massive » a même réussi à convaincre l'opinion américaine et anglaise que la guerre d'Irak était nécessaire. De plus les techniques de destruction ont fait de grands progrès technologiques, puisqu'il suffit d'un Boeing ordinaire et d'un kamikaze armé d'un cutter pour détruire une tour au cœur de Manhattan.


Parfois ensuite, et heureusement, des mesures sont prises à temps pour prévenir les catastrophes (permettant ainsi par exemple l'évacuation des populations concernées avant un événement auquel on ne peut s'opposer, comme dans le cas des tsunamis ou des glissements de terrain) et parfois même les rendre impossibles . Ainsi sont entreprises la construction des 78 digues mobiles de 18 kilomètres permettant de protéger Venise de l' « aqua alta », et la réalisation de bassins de rétention ou barrages permettant de réguler les crues des fleuves fut effectives comme ce fut le cas en France pour le Rhône, la Loire et la Seine, et en Egypte avec le barrage d’Assouan. Mais que faire pour maîtriser (ou s’opposer à) la montée du niveau des océans et au réchauffement climatique ? Les villes côtières, en particulier dans les pays du Sud, sont les plus menacées.


S’y ajoute enfin un problème géopolitique grave que la communauté internationale n'a jamais réussi à résoudre: l’amplification des migrations internationales dues à des catastrophes militaires, économiques, politiques ou climatiques. La petite île de Lampedusa, les villes de Melilla ou Calais, et tous les ports du sud de l'Europe sont ou vont être tôt ou tard l'objet de véritables catastrophes humanitaires aux conséquences imprévisibles et dramatiques. Faut-il donc construire un "mur" autour de l'Europe, comme ce fut le cas si longtemps entre les deux parties de Berlin ? Et rayer de la carte certaines îles menacées par la montée des eaux ?


Sommes-nous ainsi entré, comme le prédisent quelques prophètes de malheur qui jouent sur les peurs millénaristes de nos contemporains, dans "le temps des catastrophes" au début de ce nouveau siècle? D’où vient que « Télérama » (numéro 3230 du 10 au 16 décembre 2011) titre en couverture « Apocalypse » en lettres de feu, avec ce sous-titre de bonne année: « 21 décembre 2012 : tout doit disparaître » ? Les villes que l'on dit et souhaite "durables" ne sont elles pas tout simplement devenues, paradoxalement, et définitivement, plus éphémères et plus fragiles ? De New York ( 11 septembre 2001, 3000 morts) à Port-au-Prince ( 2010, 100 000 morts) aux côtes de l’océan indien (décembre 2004, 200 000 morts), puis Fukushima (11 mars 2011, 27 000 morts ou disparus, et 340 000 réfugiés. Source : Croix-Rouge française et « Le Monde » du 11/12 mars 2012), l'hécatombe va-t-elle se poursuivre et s'accélérer au cours des prochains siècles ? L'histoire (des catastrophes) a-t-elle une fin? A quand la prochaine « guerre » des villes après les destructions de Kaboul, Bagdad et Mogadiscio? Bangkok ( 500 morts déjà) et bientôt d’autres villes portuaires, après La Nouvelle Orléans, vont-elles disparaître sous les eaux ? Et que deviendrait Shanghaï si le barrage des Trois Gorges venait à céder ? Le pire est-il à venir ? Faut-il croire l’Apocalypse quand l’apôtre Jean écrit : « Hélas, hélas ! immense cité, ô Babylone, cité puissante, car une heure a suffit pour ruiner tout ce luxe . C’est à jamais fini pour toi, sans retour » (verset 18). Quelles que soient les réponses à ces questions, une chose est sûre : la catastrophe est révélatrice de villes reposant sur des fonctionnements et des mécanismes de plus en plus complexes et interdépendants qu’il faut apprendre à prévoir, gérer et assumer, et commencer par regarder en face à l’aune de leur vulnérabilité et des risques encourus. La prospective des catastrophes est encore à inventer.


Plaidoyer pour des scénarios alternatifs


Quant la catastrophe est là – dans toute sa brutalité, et en particulier dans les pays pauvres comme ce fut le cas pour Haïti en 2010 – , six scénarios sont possibles ( sans compter le traitement de l’urgence, de la logistique des secours et de la mobilisation de l’aide internationale – ce qui n’est pas l’objet de cet article) concernant l’abandon, la réutilisation ou la reconstruction de la ville détruite, partiellement ou totalement, quelque soit la cause, volontaire ou pas :


Scénario 1 . Villes abandonnées

Pour des raisons variées certaines villes ont été, sont et seront purement et simplement abandonnées par leurs habitants au cours de l’histoire pour des raisons militaires, religieuses, écologiques, économiques ou politiques. Ces villes ont fait l’objet pour certaines d’entre elles d’ études archéologiques et quelques unes ont été restaurées. Certaines ont été classées dans le patrimoine mondial de l’UNESCO. C’est le cas, par exemple, à notre connaissance :

  • de la ville de Glanum (St Rémy de Provence) en France, construite parles Romains puis abandonnée ( cf couverture de l'« Histoire de la France urbaine », Seuil, tome 1).

  • de la ville de Moka au Yémen, sur la Mer Rouge en face de la ville érythréenne d’ Assab, qui fut à l’époque classique (début XVIIe) le principal port d’exportation du café yéménite vers l’Europe à destination des cours royales européennes qui en faisaient leurs délices. Les palais de Moka, desservis par une unique et mauvaise piste en terre, sont toujours debout mais vides.

  • de la ville d’Alcântara au Brésil, dans le Nordeste, fondée en 1634 par des aristocrates portugais puis abandonnée à la fin du XIXe siècle (crise du sucre, abolition de l’esclavage) au profit de Sao Luis (400 000 habitants), capitale de l’Etat du Maranhao. Il ne reste qu’une petite ville de moins de 4000 habitants, envahie par la végétation tropicale.

  • de la ville de Palmyre en Syrie, qui fut abandonnée par les Romains sous Aurélien en 272. Il n’en reste aujourd’hui que quelques colonnades et un immense champ de ruines.

  • de la ville de Milet en Turquie, tracé par l’architecte Hippodamos – l’ancêtre de tous les urbanistes - , qui fut la plus puissante des villes maritimes du littoral de la mer Egée jusqu’au VIe siècle av. JC et un brillant centre intellectuel qu’illustrèrent Thalès et Anaximandre, puis se trouva isolé après le retrait de la mer et détruite par Alexandre. Il ne reste que l’amphithéâtre, somptueux, de 15 000 places.


D’autres sites comme Angkor au Cambodge , Chichen Itza au Mexique, Pompéi en Italie, Babylone en Irak ( la première grande ville de l’Antiquité), Carthage en Tunisie (voir encadré) ou Parati au Brésil (voir encadré) ont été abandonnés puis redécouverts et mis en valeur à des fins archéologiques et touristiques . Mais la plupart des villes détruites pour des raisons diplomatiques, politiques, religieuses ou militaires ont été purement et simplement abandonnées. Ainsi de Carthage (Tunisie) qui fut rasée sur ordre de Scipion Emilien en 146 av. JC, puis rebâtie par César puis Auguste, puis à nouveau abandonnée (voir encadré), et de Babylone périodiquement détruite, reconstruite puis finalement abandonnée . Cette métropole – où certains imaginent qu’elle fut à l’origine du mythe biblique de Babel – est située à 160 km au Sud-Est de Bagdad en Irak. Ce fut la ville la plus peuplée et la plus riche du monde antique. Il n’en reste que des ruines fragmentaires.


Notre thèse est que les « villes abandonnées » vont se multiplier parce qu’elles ne seront plus utiles, obsolètes ou concurrencées par d’autres, seront condamnées pour des raisons climatiques, économiques, environnementales ou technologiques, ou bien tout simplement parce que leurs habitants auront fui ou péri. Est ce que ce sera le cas pour certains ports ? Bientôt pour d’autres ? Ces villes, en partie ou en totalité, seront mises en vente et bradées à vil prix, comme on le ferait d’une sorte de « vide-grenier » urbain. Ce sera le cas de nombreuses villes portuaires victimes de catastrophes climatiques. Notre proposition : plus une ville est importante plus elle est indestructible, car le coût en serait prohibitif et les conséquences dramatiques pour l’avenir du monde. On ne détruira plus New York, Sao Paulo ou Shanghai, et pourtant Le Corbusier a bien proposé de détruire le cœur de Paris pour le reconstruire « à l’américaine » en 1923 ( plan dit « Voisin »).


Scénario 2 . « Bad city »


Dans ce second scénario, la ville détruite est considérée comme une « structure de défaisance », une « low-cost city » partiellement ou totalement réutilisable pour d’autres usages qu’urbains, une gigantesque friche (« waste land ») affectée provisoirement ou définitivement à des usages « bas de gamme ». Ces « derelict land » de plusieurs centaines d’hectares sont parfois devenus dans les grandes métropoles des pays émergents des parcs (Curitiba au Brésil, le parc Montsouris à Paris, la « ville des morts » au Caire) ou de gigantesques décharges à ciel ouvert (Rio de Janeiro, Mexico) ou bien ont été hâtivement occupées par des usagers sans droit de propriété. Les Anglais ont ainsi utilisé certains sites de friches minières désaffectées pour la réalisation de villes nouvelles « bas de gamme » (exemple : Glenrothes en Ecosse). Une variante de ce scénario consiste à ne pas « nettoyer » les ruines, laisser les squatters les occuper illégalement et construire du neuf ailleurs. C’est le scénario imaginé pour Kaboul, ville de 4 millions d’habitants qui après 30 ans de guerre (dont 10 de guerre civile) survit difficilement, à moitié détruite (voir encadré).


Scénario 3 . Guerres urbaines

De la place Tahrir au Caire, en passant par Abidjan et les principales villes libyennes puis un jour peut-être par de nouveaux « Mai 68 » ou « guerres des banlieues » ( cf les évènements de 2005 en région parisienne et de Londres en septembre 2011), l’histoire récente nous enseigne que ceux qui se donnent eux-mêmes le beau nom d’ « indignés » peuvent ou pourront un jour mettre en péril une ville à la suite de combats ou de révoltes qui peuvent dégénérer, par effet de dominos, en véritables catastrophes urbaines. Ces nouvelles « guerres urbaines » peuvent être « top down » (Hiroshima, Bagdad, les villes libyennes détruites par les forces de l’OTAN) ou « bottom up » (Londres en septembre 2011, les « rebelles » à Benghazi, les « indignés » à Madrid, Londres, New York. Toronto, Paris-La Défense et bientôt ailleurs, nouveaux « révolutionnaires urbains » exaspérés et « énervés »- le nouvel adjectif à la mode. Pour les villes du Sud ce scénario de la « catastrophe » née de l’intérieur même de la ville n’est nullement improbable. Les « révolutions arabes » l’ont montré tout au long de l’année 2011 à Benghazi, au Caire, à Tunis, … et ce n’est pas fini ! Toutes les dictatures de la terre craignent la contagion « par le bas » de ces mouvements « spontanés » qui naissent tous dans les villes, cernés bientôt par les tanks, par exemple en Syrie, au Yémen, en Libye, au Tibet et ailleurs. En témoigne le cas dramatique de la ville mexicaine de Ciudad Juarez, à la frontière avec les USA, prise en otage par les narcotrafiquants. De même l’intervention périodique à l’arme lourde de l’armée brésilienne à Rio, ces dernières années, pour déloger les trafiquants de drogue montre que ce risque n’est pas négligeable. Une ville peut-elle en quelque sorte, et de l’intérieur d’elle-même, se détruire, se suicider ? Mais l’inverse est aussi possible. En témoigne le cas de la ville de Medellin (Colombie) qui, après avoir été le cœur du trafic de drogue sous le nom de « cartel de Medellin », a inversé le scénario du désastre annoncé en quelques années: aujourd’hui la ville renaît et sa réussite fait école dans le monde entier (cf. l’exposition présentée à l’automne 2011 à Paris au pavillon de l’Arsenal).


Scénario 4 . Reconstruction


C’est le scénario post-catastrophe le plus souvent rencontré. Pour mille raisons, l’homme a toujours reconstruit sur l’endroit où il est né, à Agadir, Skopjie, Osaka ou Istanbul. Il a même parfois reconstruit la ville à l’identique, sur place, comme ce fut le cas pour Varsovie (maladroitement) ou Saint-Malo (magnifiquement), et plus récemment pour Berlin, nouvelle capitale de l’Allemagne après la réunification. Une variante de ce scénario consiste à abandonner la ville détruite totalement ou partiellement et à construire une « ville nouvelle » à quelques kilomètres. C’est peut-être ce qui sera le cas pour Kaboul (voir encadré).


Scénario 5 . Villes mémorielles

Un scénario du à la vogue récente du « lieu (ou devoir) de mémoire » (Pierre Nora) consiste à transformer une ville détruite en musée de la mémoire de la catastrophe. Ce scénario dans l’air du temps ( la passion mémorielle) a le mérite de rendre hommage aux victimes, de jouer un rôle pédagogique pour les jeunes générations et d’attirer les touristes. C’est le cas d’Oradour-sur-Glanne (Haute-Vienne), Guernica (Espagne) et, à l’échelle du quartier, pour « Ground Zéro » à New York, ou à l’échelle d’une ville pour Verdun, Caen (« Mémorial de la paix »), Hiroshima et peut-être un jour Fukushima.


Scénario 6 . Villes précaires

Mais le plus souvent les villes du Sud vont se renouveler sur elle-même en maintenant pour l’essentiel ( 50% en moyenne et 95% dans le cas d’Addis- Abeba , capitale de l’Ethiopie), une « ville » construite en boue séchée, tôles, parpaings volés sur les chantiers , et par occupation illégale de nuit sur des terrains vagues. Pour la plupart des habitants des villes du Sud, c’est cette forme de ville, que les médias appellent « bidonvilles », « barrios », « slums » ou « favellas », qui est depuis toujours dans tous les pays pauvres la ville réelle, souvent inondée (fleuves, mer), ravagée par des incendies (accidentels ou volontaires), menacées par des glissements de terrain ou des vents de sable, mais actives et le plus souvent très bien organisées.


Après l’apocalypse


Après la catastrophe vient toujours le temps de la légende et du mythe (font ainsi référence la tour de Babel érigé par les descendants de Noë, puis détruite par Dieu pour les punir par la confusion des langues, et le récit de la Jérusalem céleste dans l’Apocalypse de St Jean) puis, un jour, le temps du projet, puis de sa réalisation partielle ou totale. La question essentielle est donc : faut-il fuir et reconstruire ailleurs, ou réparer et reconstruire à neuf sur le site même après la catastrophe? Le temps des villes est fait au cours de l’histoire de constructions neuves, périodiquement détruites, abandonnées puis reconstruites, de séquences sans fin, de nouveaux projets, parfois féconds et en tout cas jamais interrompus. Faisons le pari que l’on va bientôt détruire – volontairement ou non – des villes entières, et les reconstruire, autrement et peut-être ailleurs. Ainsi progresse depuis toujours la marche du monde. Carthage fut détruite pierre par pierre, sur ordre de Scipion, puis reconstruite, avant de devenir la plus grande métropole de la Méditerranée romaine.


La ville détruite, incendiée ou bombardée offre donc, à travers l’histoire et peut-être pour l’avenir - mais s’il ne faut que quelques minutes pour détruire une ville plusieurs années sont nécessaires pour en construire une autre - , trois familles de scénarios, qui peuvent d’ailleurs s’interpénétrer ou se succéder dans le temps :

  • un scénario passif d’abandon ou de mise en déshérence

  • un scénario « par le bas » (« low-cost ») de réutilisation à minima du site

  • un scénario de reconstruction partielle ou totale, sur place ou à proximité

La tentation la plus forte (féconde ?) sera cependant toujours pour les habitants de Venise, Rio, Paris et Jérusalem, et de toutes les villes côtières menacées par la montée des eaux, de résister (Bangkok), de s’enfermer et non de fuir, et donc de faire de leurs villes des forteresses éternelles qui défieront le temps des catastrophes à venir. Chacun sait pourtant – mais ne veut l’avouer, sauf dans les livres et les films - que vient parfois le temps des tempêtes annoncées dont les évènements récents ne sont que des esquisses. Qui avait prédit le 11 septembre 2001? La prospective des catastrophes a de beaux jours devant elle. La mort rôde et les hommes, depuis toujours, refuse de la voir. La destruction des villes est annoncée, de Babel hier à Fukushima aujourd’hui. Pourquoi refuser de regarder la catastrophe en face, comme une sorte de "suicide assistée"? Les villes ne veulent pas mourir, car elles sont aujourd’hui devenues nécessaires aux hommes de notre temps. Mais demain ? Peut-on concevoir un monde sans villes, par définition fragiles, et donc sans catastrophes urbaines, par essence inéluctables et le plus souvent imprévisibles ? Et peut-on imaginer que ces catastrophes urbaines ne soient pas seulement dévastatrices mais – parfois et à terme – fécondes ?


Jacques de Courson

Paris/Mézières –lez-Cléry






Encadré 1

Kaboul, ville martyr

La capitale de l’Afghanistan - quatre millions d’habitants à 18OO mètre d’altitude - est située au cœur de l’Asie centrale sur la "route de la soie" entre l’Iran et le Pakistan. C’est aujourd’hui une ville exsangue, meurtrie, ravagée. Après trente ans de guerre (occupation soviétique, guerre civile, période des talibans, occupation étrangère), la ville est aujourd’hui détruite à 40% et dépourvue – sauf quelques quartiers- de tout réseau d’eau, d’assainissement, d’électricité et de téléphone public. Nul, sauf les plus pauvres, ne s’y déplace qu’en convoi sécurisé à grands coups de klaxon dans des rues sans asphalte ni feux rouges et au milieu d’une circulation frénétique mélangeant vélos indiens, camions afghans et convois de l’ONU. La décision a été prise – sous la pression de l’exode des populations fuyant les zones des combats affluant sur Kaboul – de lancer des études pour réaliser au delà de l’aéroport, dans une vaste cuvette au nord de l’aéroport international et aux pieds des montagnes de l’Hindou Kouch (plus de 7000 mètres), une ville nouvelle de trois millions d’habitants. Sur la base d’une étude japonaise puis d’une mission conduite par l’ONG française Urbanistes du Monde avec l'agence française d'architecture Architecture Studio, un concours international fut lancé par le gouvernement afghan en 2007. Le lauréat choisi par le « board » de la future ville, nommée Deh Sabz , nom du lieu dit, fut une équipe internationale conduite par le cabinet français Architecture Studio. Les études techniques sont en cours.


Encadré 2

Carthage, ville renouvelée

La ville fut fondée, dit la légende, par Elissa Didon, princesse de Tyr, puis devint un important comptoir phénicien . Après trois guerres puniques, les conquérants romains détruisirent la ville sur ordre de l’empereur ( « Delenda est Carthago ») et la déclarèrent maudite. Ils en firent ensuite la capitale de l’Afrique romaine et un centre intellectuel et religieux, militaire et commercial rayonnant sur toute la Méditerranée. Elle fut ensuite pillée par les Vandales en 439, conquise par les Byzantins en 530, puis mise à sac par les Arabes en 698, puis par les Turcs et plus tard occupée par les Français, eux-mêmes chassées par les forces germano-italiennes, et enfin libérée par les Américains en novembre 1942. C’est dans cette ville de Carthage, détruite, pillée, détruite et reconstruite par les hommes depuis vingt siècles que Pierre Mendès-France, président du conseil du Gouvernement français, reconnu officiellement l’indépendance de la Tunisie en 1954.

De la ville antique il ne reste à peu près rien, sauf quelques ruines de la ville romaine qui ont été classées dans le patrimoine mondial de l’UNESCO . Le nouveau maire de Carthage et ministre de la Culture aurait quelques ambitions pour réveiller un « parc archéologique » dont le projet des années 60 avait été abandonné de fait par le gouvernement Ben Ali et qui fut livré aux appétits des propriétaires et promoteurs privés.


Encadré 3

Parati, ville coloniale

Le petit port de Parati, situé sur la côte atlantique du Brésil entre Rio et Santos – le port de Sao Paulo - , fut au début de la colonisation ( XVI et XVIIe siècle) une citée prospère par où transitaient les minerais précieux (or et diamant) provenant de la zone des « mines générales » (Etat actuel du Minas Gerais). Après épuisement des gisements au XVIe siècle et ouverture du « camino novo » vers Rio de Janeiro - la nouvelle capitale de l’Empire brésilien - , le port et la ville de Parati furent abandonnés et tombèrent dans l’oubli pendant deux siècles. Ce qui paradoxalement sauva la ville , qui conserve encore aujourd’hui sa splendeur passée (500 maisons coloniales intactes, toutes classées, et des ruelles pavées d’origine), d’autant que la ville ne fut longtemps accessible que par mer, sauf à utiliser l’ancienne voie terrestre qui n’était jusque dans les années 1970 qu’une mauvaise piste en terre particulièrement pentue, dangereuse et inutilisable par temps de pluie . Depuis l’ouverture de la route côtière, Parati, classée « patrimoine national », revit. C’est même devenu la station chic des « cariocas » (habitants de Rio) et la ville touristique à la mode.



Encadré 4

« Quand l’impossible est certain » (Jean-Pierre Dupuy)

« Il va nous falloir penser que, la catastrophe apparue, il était impossible qu’elle ne se produise pas, mais qu’avant qu’elle ne se produise elle pouvait ne pas se produire .C’est dans cet intervalle que se glisse notre liberté . (…) Il me semble que ce qui fait l’essence du prophétisme biblique, c’est l’annonce de l’avenir. Certes les prophètes n’étaient pas les seuls à prétendre voir le futur. Ils étaient flanqués de toute une cohorte de sorciers, devins, astrologues, nécromanciens, magiciens, enchanteurs et autres spirites dont les talents, bien qu’interdits, n’étaient pas facilement discernables de ceux des vrais prophètes (…) L’avenir est donc le seul juge. Nous voici ramené à l’aporie du catastrophisme . Le prophète de malheur ne sera pris au sérieux et distingué des charlatans que lors que la catastrophe se sera produite. Mais il sera (alors) trop tard ».

Jean-Pierre Dupuy, « Pour un catastrophisme éclairé », Seuil, 2004, pp 165,169 et 170


Encadré 5

« Cela arrivera dans quelque temps, peut-être au pli du temps, lorsqu’il ne restera que peu de choses de ce que nous avons connu. Les guerres auront changé la surface du monde, les villes seront des miroirs brisés.(…) Jusqu’où irons-nous ? Jusqu’à quand serons-nous vivants ? Quelles raisons donneront nous à notre histoire ? »

J.M.G. Le Clézio, Prix Nobel, in « Histoire du pied et autres fantaisies », Gallimard, 2011


Bibliographie minimum :

  • Jean-Pierre Dupuy, « Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain », Essais Points, Seuil, 2004, 216 p

  • Jacques Véron, « L’urbanisation du monde », La Découverte, 2006, 118 p

  • ONU ( division de la population), « World urbanization prospects. The 2009 revision », NewYork, 2009

  • Régis Debray, « Du bon usage des catastrophes », Gallimard, 2011, 108 p

  • Jacques de Courson, « Zanzibar. Histoires pour après-demain », L’Harmattan, 2011, 231 pages


Posts à l'affiche
Posts Récents
Archives
Rechercher par Tags
Pas encore de mots-clés.
Retrouvez-nous
  • Facebook Basic Square
  • Twitter Basic Square
  • Google+ Basic Square
bottom of page