Prospective et politique
Article publié dans le numéro 370 de la revue Futuribles.
Texte mis en forme et complété sur la base d’une intervention orale suivie d’un débat le 5 novembre 2008 à Namur (Belgique), à l’invitation de l’Institut Jules Destrée et de la Région wallonne, puis d’une présentation aux Assises Européennes de la Prospective territoriale qui se sont tenues les 11 et 12 juin 2009 à Deauville.
Ou ce que les hommes politiques m’ont appris sur la prospective
La politique est l’art et la manière de gouverner les affaires publiques.
La prospective est une discipline intellectuelle fondée sur la croyance que l’homme peut intervenir dans l’élaboration de l’avenir. L’expérience m’a montré que la prospective pouvait nourrir, et parfois féconder puissamment la politique, mais qu’elle pouvait aussi la pervertir, et en faire un instrument de manipulation et non un outil de liberté. En retour les hommes politiques pour lesquels j’ai travaillé m’ont permis –merci à eux- de réfléchir à ce qu’était, pour eux et pour moi, membre d’une famille d’élus mais jamais élu moi-même, la politique dans son sens le plus élevé.
1. Pourquoi prospective et politique n’ont apparemment plus rien à se dire
La prospective comme discipline intellectuelle est morte une première fois le 11 septembre 2001 à New York, puis une deuxième fois en septembre 2008 dans le monde entier. Rien ni personne n’avait annoncé, et encore moins prévu, ni même imaginé ce qui est arrivé. Pas même un devin, un romancier, un charlatan ou un scénariste n’avait prévu l’imprévisible. Pour les hommes politiques comme pour l’opinion, les « intellectuels du futur » ont fait faillite … et ne servent plus à rien. Keynes, le « nouveau prophète », avait déjà dit, en britannique caustique, que de toutes façons: « A long terme nous sommes tous morts » et Jean Cocteau, en poète nonchalant : « Ces mystères nous dépassent. Feignons de les organiser ». Retour au réel et fin des rêves des hommes. L’urgence domine maintenant les temps qui viennent. Les prophètes ne sont plus conviés à la Cour du Prince. Le cynisme est de retour. La pythie de Delphes - au Vie siècle avant notre ère - a été assassinée. Les hommes politiques essayent seulement, à coup de milliards, de sauver la planète. Ne leur parlez plus du futur!
Ils s’enfoncent ainsi dans la peur du futur, le « courtermisme », la « résolution des problèmes », au mieux la compassion. Ils cherchent dorénavant à rassurer les citoyens en vantant les mérites des deux nouveaux axes de la politique aujourd’hui : la sécurité de l’emploi et la distraction à domicile. « Du pain et des jeux », ou le pouvoir d’achat plus la télé, sont ainsi devenus les deux « mamelles » du nouveau capitalisme (in « Une brève histoire de l’avenir » de Jacques Attali, Fayard, 2007, 423p.). « Ils » ( les hommes politiques et les médias) disent : « On ne va pas dans le mur ! On est déjà rentré dedans ». Alors soyons sérieux : qui a une solution inédite ? Le passé ne nous a rien appris, la prospective encore moins … Le projet, c’est de retrouver la croissance. L’avenir n’intéresse plus grand monde, et encore moins les élus du peuple. Ils n’ont plus « Le goût de l’avenir », titre du livre prémonitoire du journaliste et écrivain Jean-Claude Guillebaud (Seuil, 2003).
Autrement dit les hommes politiques contemporains préfèrent le « ici et maintenant » au « là-bas et après demain », car – disent-ils - nul ne sait de quoi demain sera fait. Mieux vaut donc, quand la tempête menace, décider plutôt que « rêver ». Les experts et la « direction de la prévision » auront toujours tort. Revenons aux fondamentaux de la politique : 1 « Je vous ai compris »(Charles de Gaulle) et 2 « Je ferai – demain matin – ce que j’ai promis – hier – de faire» ( Lionel Jospin). L’avenir, que tous les réalistes et pragmatiques de tout bord, imaginent lointain et trompeur, fait toujours un peu peur aux hommes politiques. En parler ou s’en soucier publiquement peut vous déstabiliser, vous faire traiter de « rêveur » et vous faire perdre des voix. De façon générale, les hommes politiques ont horreur de l’incertitude, de tout ce qui leur échappe, et sur lequel ils n’ont guère ou pas du tout d’influence. C’est pourquoi en permanence ils se rassurent pour ne pas avoir peur d’un avenir qu’ils savent ouvert à tous les possibles, pour eux comme pour leurs électeurs. Mieux vaut donc pour eux-mêmes – et leurs « services » et collaborateurs qui les encouragent sans cesse en ce sens - essayer de mieux gérer le quotidien et s’attacher à « résoudre les problèmes ». Plus que jamais cette urgence s’impose aux hommes politiques.
2 . En quoi prospective et politique ont à travailler ensemble
Paradoxalement, et dans le même temps, les hommes politiques sont plus que jamais demandeurs de « grands récits » ( Jean-François Lyotard in « La fin des grands récits », revue Sciences Humaines) qui dessinent un futur imaginaire qu’illustrent à l’envie quelques slogans politiques devenu célèbres : « Je me suis toujours fait une certaine idée de la France » disait le général de Gaulle, « J’irai chercher la croissance avec les dents » prophétisait Nicolas Sarkozy, et Barack Obama fit du célèbre: « Yes, we can » son slogan de campagne. Ces mots d’ordre fascinent et entraînent l’électorat … et irritent l’opposition ! Le public aime toujours les « belles histoires » (romans, films, séries télévisées, bandes dessinées), invraisemblables mais rassurantes (« Storytelling » de Christian Salmon, La Découverte, 2008, 247p.), habitées par des personnages « magiques » - y compris des hommes politiques -, qui se terminent bien. Umberto Ecco dit ainsi que l’homme « a besoin de produire et de fabriquer des histoires ». Après tout, les scénarios des prospectivistes ne sont que la matière de base de ces récits, romans, bandes dessinées et films, et l’homme politique n’est qu’un fabriquant d’ « histoires » dont il est le héros, et ses électeurs les figurants. Les hommes politiques ont donc besoin, en permanence, de professionnels de la prospective et, à défaut, ont recours aux gourous, devins, romanciers et scénaristes.
Il y a donc un public non pas seulement pour la « grande histoire » mais pour « des histoires », celles – dites de fiction - qui sont inventées par l’auteur. Et les hommes politiques ou ceux qui prétendent accéder au pouvoir ne cesseront jamais de flatter leur public en leur proposant des rêves (« I have a dream » de Martin Luther King). Ils sont par nature en « bascule avant », proposant à leurs électeurs des « héros » (eux-mêmes en l’occurrence) en avant d’eux pour que leurs électeurs s’y projettent. Dit autrement les hommes politiques disent : « J’écris l’histoire », ce qui est leur ambition fondamentale. Parfois sans le dire ni même le savoir, ils font donc par nécessité non de la prévision mais bien de la prospective (au sens : élaborer les futurs possibles et construire le futur souhaité) et soit en permanence, soit avant, soit pendant l’exercice du pouvoir.
En permanence, les hommes politiques, et leur militants, s’exercent à réaliser des exercices de prospective appliquée en nourrissant leurs rêves de projets politiques plus ou moins élaborés ( du « Grand Soir » au « Programme Commun de Gouvernement ») et pour cela utilisent des « experts » qui leur disent « ce qu’il va advenir » et « ce qu’il faut faire ». Mais, réalisme oblige, ils sont prudents : « Il est toujours sage de regarder en avant, mais il est difficile de regarder plus loin qu’on ne peut voir », aurait dit Winston Churchill ; et Karl Marx aurait écrit : « L’humanité ne se pose que les problèmes qu’elle peut résoudre ». Plus facétieux Claude Lévi-Strauss met en garde les intellectuels français quand il dit: « De deux choses l’une, et c’est toujours une troisième qui survient » (in Didier Eribon, « De près et de loin », Odile Jacob, 1988, 254p.)
Avant d’accéder au pouvoir les hommes politiques (comme tous les dirigeants) font – sans le savoir ou en le sachant - de la prospective anticipatrice ou exploratoire et déclinent toutes les étapes de la démarche prospective : évaluation, diagnostic, identification des tendances lourdes et émergentes, élaboration de scénarios tendanciels et contrastés, choix d’un projet, d’une stratégie, d’un calendrier et d’un programme. Ce travail préalable, pour un futur président de la République ou un simple maire de campagne, est plus ou moins professionnel et formalisé, mais il existe toujours, parfois inconsciemment, dans la tête du candidat. Son « équipe de campagne » peut l’aider à chaque étape, mais il a seul la « vision » (comme disent les anglo-saxons et les dirigeants d’entreprise), une forte capacité d’anticipation, et n’exclut jamais un coup de « bluff » voire de chance dans la maîtrise du « champ de bataille ». C’est ce que l’on apprend à l’Ecole de guerre et ce que savait parfaitement faire le général de Gaulle, en politique, ou le maréchal Leclerc de Hautecloque, dans l’art militaire. Gardons nous en cette matière de confondre la prospective – qui pose la question « Que peut-il advenir ? » - avec la stratégie, communément pratiquée par tous, qui répond à la question : « Que et comment faire ? » ce qui est l’art et la manière de coordonner et mettre en oeuvre les moyens pour atteindre une fin. Mais s’il n’y a pas de fin – prendre le pouvoir en politique – il ne peut y avoir de stratégie, sauf à garder le pouvoir que l’on détient déjà ! A moins de commencer par « tuer » ceux qui le détiennent, avant de s’arranger pour qu’on vienne alors vous chercher …
Pendant l’exercice du pouvoir, les hommes politiques ont besoin de la prospective, et parfois y recourent, pour plusieurs raisons cumulées: prospective cognitive pour « savoir avant », prendre tout le monde de court et prendre l’initiative (ou n’en rien faire , ce qui peut être habile, à condition de faire savoir que l’on sait) ; prospective stratégique pour formaliser le « projet » (ou en changer) ; prospective d’animation pour faire partager le projet, le nourrir ou le finaliser, voire réveiller une assemblée un peu assoupie (quitte à faire autre chose). Ils peuvent aussi utiliser les techniques de la prospective participative pour masquer leur impuissance et fuir un présent difficile, voire utiliser ou détourner les idées de l’opposition, ou même prendre prétexte d’un exercice « ouvert au débat » pour ne rien faire, ou faire le contraire ou bien même, plus habile parfois, ne rien faire.
Le plus souvent la prospective, pour les hommes politiques, est utilisée … par son contraire, autrement dit pour décider qu’il n’y a pas lieu de faire de la prospective ( quitte à en avoir fait avant) parce que l’avenir est « écrit » par eux et non négociable : par exemple la politique irakienne de G.W. Bush , le « I want my money back » européen de Margaret Thatcher ou le slogan un peu éculé : « Il n’y a pas d’alternative ». François Mitterrand aurait dit : « Je n’ai pas de stratégie. Je n’ai que des tactiques ». C’est pourquoi les autocrates n’aiment guère la prospective ou ne l’utilisent – en secret - que pour nourrir leur stratégie. Car la prospective est par principe ouverte à tous les possibles, plurielle, publique, ouverte et démocratique. Elle est un optimisme, en tout cas une espérance (cf.Jean-Claude Guillebaud, « Le goût de l’avenir »,op. cit.), voire « une certaine forme de gaîté », voire d’ivresse
3 . Pourquoi prospective et politique ont tout à faire ensemble
Rien n’intéresse plus les hommes politiques, et de façon générale les dirigeants, que de savoir, ou essayer d’imaginer, « ce qui va se passer ». Tous consacrent du temps et parfois, quand ils le peuvent, beaucoup d’argent à « savoir » ce qu’il va advenir. C’est leur intérêt le plus strict. Et c’est pourquoi les romans ou films de politique-fiction (exemples : « Metropolis » de Fritz Lang ou « Les temps modernes » de Charlie Chaplin) ont eu tant de succès … rétrospectivement. Tout le monde se trompe mais les artistes un peu moins que les autres. André Malraux aura eu toujours raison pour avoir dit que le XXIeme siècle sera « religieux » ou ne sera pas, et René Char pour avoir écrit : « Comment vivre sans inconnu devant soi ? ». L’avenir est au bout de soi, et les hommes politiques se sont toujours intéressés à ce qu’en disaient les artistes, les religieux et les intellectuels. A quand « La fin de l’histoire ? »
Les hommes politiques croient à la puissance des rêves, et des mots qui les expriment, parce qu’ils savent d’instinct que l’image du futur souhaité – et surtout souhaitable - est un puissant outil de pédagogie politique. Mais comme tout le monde, ou presque, ils confondent prospective, prévision et stratégie (inconsciemment ou consciemment) et imaginent que la prospective c’est un peu de « fumée noire », un zeste de science fiction et l’intervention d’un mage ou d’un gourou pour « dire l’avenir »… à long terme. Mais quand ils découvrent ce qu’est vraiment la prospective ils en font un instrument très puissant de conquête et de gestion du pouvoir. Ils inversent alors la célèbre injonction du poète René Char « Agir en primitif ; prévoir en stratège »
L’art de la guerre comme celui de la politique consiste essentiellement à se fixer un objectif puis à tenter de l’atteindre par la force, la ruse, les armes ou les urnes. Encore faut-il pour cela que l’objectif soit préalablement défini, la conquête du pouvoir – ou la victoire militaire - n’étant qu’un moyen. Pour cela la prospective est un outil précieux et irremplaçable. Elle est parfois également - et c’est souvent le cas dans la vie politique- une forme de leurre ou d’habileté supplémentaire pour garder le pouvoir, ou le transmettre. C’est ainsi que beaucoup d’hommes politiques considèrent la prospective comme un outil de manipulation, qui peut aussi – en cas d’erreur – leur être fatal, et en conséquence confère à ces exercices le secret le plus absolu, les « futurs possibles » étant la propriété exclusive du « prince ».
La prospective est de plus et presque toujours, pour un homme politique, un outil précieux de maïeutique politique . Elle permet de « faire accoucher » les esprits d’une « vérité » qu’ils ignoraient, ou croyaient ignorer. C’est une habile méthode pour imposer sa décision en donnant l’impression à une assemblée rétive, y compris donc à l’opposition, qu’elle a « découvert » la solution d’un problème …déjà résolu, ou pris une décision …déjà prise par ailleurs ou par d’autres! Autrement dit l’homme politique utilise la prospective là aussi comme un dérivatif en disant: rêvez, nous ferons le reste, ou: pensez à après-demain, je m’occupe (en secret) de demain matin … sans vous.
La prospective permet au maire, ministre ou président d’avoir « un coup d’avance » en nourrissant sa pensée et en préparant sa stratégie en fonction de ce qu’il va advenir (ou risque d’advenir) ou de ce qu’il a décidé qu’il adviendrait « en cas de » . Car il n’y a rien de plus irritant pour le pouvoir que d’être débordé, voire récupéré , y compris par son propre camp, voir par son opposition. Nicolas Sarkozy a parfaitement compris cela, en pillant les hommes et les idées de son opposition. La prospective faite par les autres – sans beaucoup se fatiguer et en détournant, récupérant ou retournant l’intelligence (et l’énergie) des autres - fait depuis toujours les délices des princes.
4 . Prospective de la politique
Il est difficile d’imaginer ce que va devenir la politique dans un pays comme la France, au niveau national comme au niveau local. Essayons cependant de percevoir les évolutions possibles – comme des « tentations » - en prenant le risque de pousser à leurs limites les logiques de certains « signaux faibles », comme disent les prospectivistes, qui sont déjà à l’œuvre aujourd’hui.
A quoi rêvent les hommes politiques qui ont « Le goût du pouvoir » ? (Jacques de Courson, L’Harmattan, 2008, 117 p.). Réponse : devenir, très jeune, conseiller municipal (souvent d’opposition, pour commencer), puis député-maire, puis ministre, puis chef de parti ou Premier ministre, puis président de la République, si possible réélu pour un deuxième mandat, puis conseiller des princes, écrivain de ses propres mémoires. Comment y arriver en usant des techniques d’une sorte de prospective dévoyée ?
Première tentation: commencer par « raconter des histoires » de telle façon que « les effets de l’apologie du changement permanent » (Christian Salmon, « Storytelling »,op. cit.) créent un « bruit de fonds »(buzz), soigneusement orchestré, une sorte de « bascule avant » continu qui déstabilise l’opposition, enivre les médias et noie l’opinion sous un flot de « réformes », dont toutes sont amorcées mais dont aucune n’est menée à terme. Ainsi la politique serait réduite à une accumulation de projets sans fin dont aucun n’aboutirait mais dont tous feraient l’objet d’effets d’annonce, de nomination de « hauts commissaires » et de créations d’ « agences », « autorités » ou « missions», parfois confiées à des personnalités de l’opposition, soigneusement distillées et exploitées. L’essentiel de la politique aurait ainsi pour objet de répéter en boucle « we can » (« nous pouvons le faire ») ou mieux : « il faut le faire, mais c’est difficile » … et n’en rien faire. Ainsi les hommes politiques, jadis imprégnés de l’esprit de « service », seraient en train de devenir – du fait de la médiatisation de la société - des acteurs, des « saltimbanques », des comédiens (ce qu’était Ronald Reagan et ce que rêve de devenir Bernard Tapie), bref des hommes de théâtre qui « racontent des histoires ». Dans cet esprit la politique serait en train de devenir un jeu, un « théâtre public » dont les hauts fonctionnaires seraient les régisseurs, des « plumes » ou visiteurs du soir les auteurs, et les citoyens les spectateurs. Dit autrement on serait en train de passer en politique de la conviction à la représentation, et de l’ « engagement » par la parole et par les actes à la mise en scène d’un « divertissement » public. Et comme « the show must go on », la politique serait en train de devenir pour l’essentiel un spectacle continu, une sorte de comédie ininterrompue jouée en boucle par les acteurs du théâtre politique, sans autre projet que d’amuser le public « comme à la télé », en « saturant » les médias en permanence.
Ainsi l’objet de la politique ne deviendrait plus pour l’essentiel que l’art et la manière de concevoir, dire et mettre en œuvre non plus un « projet politique », et d’en rendre compte, mais « une histoire » (un « grand récit » dirait Lyotard) et des « histoires », adaptées à chaque public, vraies ou fausses peu importe ; et d’abord la et les raconter, de telle façon que les citoyens/téléspectateurs, et d’abord les journalistes, «y croient ». Mais pour que cela advienne il ne faudrait pas être obligé de répondre aux questions traditionnelles de la politique : quoi ? avec qui et contre qui ? comment et avec quels moyens ? et surtout … pourquoi ? et quand ? La politique serait ainsi en train de devenir pas seulement un « spectacle » (Guy Debord) mais un discours, sans fin. Le but de la politique deviendrait par là un moyen : « garder le micro », le plus longtemps possible, non par cupidité ou avidité mais afin d’être le seul à « raconter des histoires ».
Deuxième tentation : « privatiser » jusqu’au bout la politique, autrement dit la considérer comme un « système de services » gérés comme une « machine » à « rendre service » à des administrés/clients, en poussant la logique du clientélisme dans ses excès - habituellement condamnés - jusqu’à son terme : le marché universel de la prestation de services universels ou la soumission de la politique au commerce, autrement dit passer du service des citoyens au management des services. L’expérience prouve qu’ il y aura toujours des prestataires pour « rendre service » … et le faire payer, y compris le travail de soins personnels qui lie argent et intimité (ce que les Américains appellent le « care » ; cf. Viviane Zelizer, « Le commerce de l’intimité, in revue « Sciences humaines, n° 200, janvier 2009). A l’inverse on peut être tenté de soumettre toute l’action publique à une exigence de « bonne gouvernance », autrement dit subordonner la politique à la morale (ou à l’éthique ?). Est-ce possible , et souhaitable ?
Troisième tentation : « pousser les feux » suivant les « pentes » favorables, désirées, attendues, imaginées ou espérées (ou même créées par la publicité) des médias et de l’opinion, et sans jamais anticiper ni contraindre ni même esquisser des lignes de force , et encore moins un programme : « we can » au sens de « nous pouvons le faire » ( sans jamais dire quoi) ou l’apologie de la politique proclamée comme un « possible » permanent, non comme une suite de choix volontaires et affichés au préalable selon un projet global.
La politique, selon cette tentation, deviendrait ainsi comme la réponse à une demande ( explicite ou implicite) des citoyens par empathie généralisée ( « Vous avez envie ? » - « Je le veux pour vous et réponds à votre désir le plus profond. C’est ma responsabilité que vous m’avez confiée »)
Quatrième tentation : pour échapper à la « crise » dissoudre le « local » dans le « global » ( ou le micro dans le macro), soit en partant du local/local ( moi seul, ici et maintenant) en résistance « politique » au global (en s’ appuyant sur l’Etat protecteur ?), soit en ne s’intéressant qu’au « monde », sur lequel la politique (nationale ou locale) n’a guère de prise et se dissout dans l’impuissance.
Dans ces quatre cas la prospective deviendrait un outil permanent pour le pouvoir politique, et en serait même le paradigme central au sens de « mot type qui est donné comme modèle » (Petit Robert), pour de multiples déclinaisons. Dans cet esprit faire de la politique n’aurait bientôt plus pour objet et raison d’être non pas d’ordonner (mettre en ordre) les affaires publiques mais d’anticiper leur évolution, et de faire croire que le « pouvoir » les conduit alors qu’il n’en est pas – ou plus - le maître. D’où l’ultime tentation ( impuissance, machiavélisme ou cynisme) : « Ces mystères nous dépassent. Feignons de les organiser » (Jean Cocteau).
Reste que dans la vie politique – comme dans la vie tout court – il y a bien un jour, au moins dans les régimes démocratiques, où intervient une menace, un combat, et une sanction, qui peut être fatale : celle du suffrage, qu’il soit celui des électeurs, des administrateurs ou des adhérents. En politique plus encore qu’ailleurs l’avenir est incertain. La force des « grands élus », quand ils sont menacés de disparaître, c’est de savoir rebondir et, sur le « champ de bataille », faire mentir tous les scénarios, même les plus imprudents, les plus facétieux, les plus fallacieux ou même les plus improbables. La question peut être alors pour un homme politique dont l’avenir est interrompu: peut-on, quand on a consacré sa vie à la politique sortir du politique ? Quel avenir – interrompu ou suspendu – pour celui que la prospective a « trahi » ? Le général de Gaulle, débonnaire, répondait : « L’avenir dure longtemps » (in Alain Peyrefitte, « C’était de Gaulle »)
ENCADRE 1
Les hommes politiques locaux français et la prospective
Tous les élus locaux de haut rang pour lesquels je suis intervenu entretenaient avec la prospective des rapports ambigus.
Certes ils étaient gourmands de nouveaux savoirs en cette matière, et participaient de bon gré – ou au contraire n’y participaient pas, volontairement – aux exercices que nous leurs présentions, quand ils n’étaient pas eux-mêmes à l’origine de la commande. Mais ils étaient, en même temps, méfiants sur l’agitation que cela pouvait provoquer dans leur territoire (fuites dans la presse, interpellations de l’opposition, inquiétudes des services), exigeants sur les résultats concrets (« Tout ça c’est intéressant, mais demain je fais quoi ? »), sceptiques sur les « scénarios » et mi-insatisfaits mi-furieux quant aux « recommandations finales».
Mais surtout ils craignaient que cela ne débouche sur la mise en cause de « certitudes » longuement et parfois chèrement acquises sur leur territoire de
pouvoir ou d’influence, quand ce n’était pas sur eux-mêmes. Autrement dit ils voulaient bien jouer le jeu d’un exercice de prospective mais rester maître de ce « jeu » quitte à l’interrompre brutalement ou à mettre le rapport « au placard » (ce qui peut être bon signe pour le prospectiviste mais mauvais pour la démocratie).
Autrement dit ils étaient tous de formidables stratèges qui ne trouvaient d’intérêt à la prospective que si cela nourrissait leur ambition. En tout cas tous utilisaient naturellement bien d’autres sources : amis personnels, consultants et experts de tous ordres – gratuits ou rémunérés -, intellectuels et militants, gourous et visiteurs du soir. Ces derniers ont depuis toujours peuplés les antichambres du pouvoir et n’aiment guère les prospectivistes de profession. La mise en concurrence de ces devins enchante naturellement ceux qui sont à la manœuvre mais déstabilise les « services » et « attachés de cabinet » qui craignent que le « patron » ne se laisse influencer.
Généralement les élus pensent que la prospective n’est qu’un artifice qu’ils trouvent parfois un peu coûteux. Mais tous vantent le caractère pédagogique de la prospective (« Qui sommes-nous ? Où va-t-on ? »), tant pour leurs collègues élus que pour les services en interne ( « Cela nous oblige, ensemble, à lever le nez du guidon ») , et vis-à-vis de l’opinion, des médias et du gouvernement en place, quel qu’il soit. En tout cas rares sont les Régions et agglomérations françaises qui ont constituées et consolidées des équipes permanentes de veille et prospective stratégique. La peur de l’avenir serait-elle bonne conseillère et les élections à venir l’occasion d’un rebond de la prospective politique ? Il faut en tout cas le souhaiter.
ENCADRE 2
Ouvrages de l’auteur:
Le Projet de villes, Syros-La Découverte, Paris, 1993, 175 pages
La Prospective des territoires, Editions du Certu, 1999, 124 pages
Les Elus locaux, Editions d’Organisation, 2000, 222 pages
Prospective territoriale et décision politique, communication au Forum européen de prospective régionale et urbaine, Lille, décembre 2001
Le Goût du pouvoir, L’Harmattan, 2008, 117 pages
Quiz pour conduire un exercice de prospective territoriale, Editions du Certu,
(en collaboration avec Fabienne Gou-Baudiment et Ghislaine Soulet), 2009, 136 pages
ENCADRE 3
Aphorismes et maximes (autres que dans le cours de l’article) :
« Le choix en politique n’est pas entre le bien et le mal, mais entre le préférable et le détestable ». attribué à Raymond Aron (1905-1983)
« L’idéalisme des fins, quand il prétend s’isoler, est aussi ruineux que le réalisme des moyens ». Gaston Berger
« L’avenir ne se prévoit pas. Il se prépare ». Maurice Blondel
« L’homme ne peut saisir au mieux que le temps court. Le temps long et surtout très long lui échappe ». Fernand Braudel
« Pour occuper le fauteuil, il faut des idées générales ; pour le garder, il en faut le moins possible ». Régis Debray
« Préparez moi un plan qui n’engage pas l’avenir ». Edgar Faure
« L’avenir n’est interdit à personne ». Léon Gambetta
« La gloire se donne seulement à ceux qui l’ont toujours rêvée ». Charles de Gaulle
« Gouverner c’est prévoir ». Emile de Girardin
« L’utopie d ‘aujourd’hui c’est la réalité de demain ». Jean Jaurès
« Il vaut mieux employer notre esprit à supporter les infortunes qui nous arrivent qu’à prévoir celles qui nous peuvent arriver ». La Rochefoucauld
« Toute construction utopique est réactionnaire ». Karl Marx
« Ma seule stratégie c’est de n’avoir que des tactiques » et « nfant je me voyais homme de pouvoir. Déjà je pensais que ren ne pouvait résister à ma volonté », attribués à François Mitterrand
« Le hasard ne favorise que les esprits préparés ». Louis Pasteur
« L’avenir n’est que du passé à mettre en ordre. Tu n’as pas à le prévoir mais à le permettre ». Antoine de Saint-Exupéry
« Nous entrons dans l’avenir à reculons ». Paul Valéry
« L’affaire propre de l’homme politique, c’est l’avenir et la responsabilité devant l’avenir ». Max Weber